Chapitre 4 : Sortie mouvementée

La contention affirmée de Kadar n’avait pas encore effleuré les oreilles de Ryu qu’il se retourna soudainement, avec son attention happée par un détail insaisissable. Une secousse quasi imperceptible avait chatouillé sa perception acérée. Ce frémissement du sol n’était pas passé inaperçu pour ses compagnons non plus.
L’atmosphère se chargea d’une électricité palpable, une angoisse sourde se faufilant en eux, telle une vipère étranglant sa proie. Un pressentiment sinistre et indéfinissable alourdissait leur cœur, prédisant l’arrivée inévitable d’un événement funeste. Était-ce l’annonce de l’irruption d’une autre de ces monstruosités ? L’incertitude brouillait toute conviction. Guidées par un appétit vorace, en chasse de chair tendre et palpitante, ces bêtes sortaient de leur labyrinthe obscur et s’infiltraient dans le leur.
Sans perdre une miette de temps, l’insouciance peinte sur son faciès, Ryu se libéra littéralement des chaînes qui le retenaient, laissant un voile de stupéfaction s’étendre sur les visages alentour. Puis, armé d’une résolution sans faille, il se propulsa avec une vélocité fulgurante.
« Hé !! Ryu !! Attends-nous, cria Darco !
— N’y va pas seul !! ajouta Kadar en courant derrière lui.
— Je te jure que si je l’attrape, c’est moi qui le tuerai », grommela Darco, les dents serrées.

Ryu dévalait la pente, bataillant avec une neige froide et épaisse qui lui engloutissait les genoux. Son rythme endiablé ressemblait à une lutte contre la mort elle-même. Conscient de son manque de rapidité, il s’immobilisa brusquement.
Jamais, il n’atteindrait son but ainsi ! Fermement résolu, il tendit la main devant lui, la paume tournée vers le ciel. Un voile de brume bleutée produite par ses doigts se condensa en une surface lisse et solide semblable à une planche de flocons gelés.
Sans perdre un instant, il la glissa sous ses pieds et sans une once d’hésitation l’escalada. Il sentit la plaque bouger en harmonie avec lui, comme une extension naturelle de son corps. En se penchant légèrement vers l’avant, l’objet sur lequel il était perché s’élança sur le manteau de neige, traçant derrière lui un sillon distinctif.
Il filait tel le vent, esquivant les obstacles avec une agilité féline. Il sourit, satisfait de sa création. Il avait toujours été fasciné par la manipulation de la glace, son élément de prédilection. C’était l’un des rares plaisirs qu’il s’accordait. Plein de vie et de vigueur, il dérapait à toute allure.
Dans cette course effrénée, il fendait l’air aigu comme un éclair, laissant derrière lui un tracé ondoyant sur le manteau crayeux. Le vent frigide fouettait son visage et ses mèches volaient, semblables à des éclairs opalescents dans l’immensité hivernale. Après un effort ininterrompu de vingt minutes, un doute s’insinua dans ses yeux d’améthyste.
Dans cette direction, il repéra les ombres menaçantes à l’orée de la forêt. Des loups des neiges ! Ces créatures ne s’apparentaient pas à l’ordinaire, avec leurs pelages rigides, blancs tels des fantômes. Ils tenaient de la stature des ours, et leurs canines tranchantes luisaient d’un éclat malveillant.
Ils le fixèrent de leurs yeux écarlates emplis de haine, tandis que leurs griffes ressemblant à des stalactites d’eau gelée, capables de lacérer la chair la plus résistante, labouraient le sol. Ces monstres, dont le regard pouvait refroidir le courage des dragons les plus audacieux, étaient les souverains incontestés de ces pays glacés.
Il les vit humer le terrain, sans doute cherchaient-ils une trace de leur repas. Il ressentit un frisson à se demander quelle victime ils traquaient. Gourmands, insatiables, assoiffés de violence, leur férocité ne se calmait jamais. Même un simple os à moelle pouvait animer une bataille mortelle.
Ryu, cependant, accueillit la vision des trois bêtes avec un sourire carnassier. C’était une aubaine ! Trois proies juteuses qui n’attendaient que d’être transformées en nourriture pour son clan mourant de faim.
En une fraction de seconde, une flèche luisante s’échappait de son carquois et transperçait le crâne du premier loup. Le monstre s’effondra, tandis que le paysage immaculé se couvrait violemment de rouge. Ses compagnons se retournèrent rageusement, leurs prunelles injectées de sang.
Toutefois, alors qu’il préparait un second trait, un grondement sinistre déchira le silence. Au sommet du mont, une tache blanche grossissait, repoussant rapidement la peur jusqu’à l’extrémité de son cœur. Une avalanche ! Seul spectateur impuissant, Ryu ne pouvait qu’observer avec horreur la neige se dérober de la montagne, déchaînant un torrent impitoyable et menaçant.
Se mordant la lèvre, Ryu lança un dernier regard au cadavre du prédateur avant de secouer la tête. Devait-il prendre le risque de périr et sauver son clan ? Alors même que cette question s’insinuait dans son esprit, ses prunelles mauves remarquèrent, pour la première fois, une silhouette inerte, à demi ensevelie par la poudreuse. Au fond de lui, un débat ardent se déchaîna, mettant en balance sa responsabilité envers son peuple affamé et son sens des valeurs de la vie.
Il trancha.
Abandonnant sa chasse, négligeant sa survie, il privilégia l’humanité et la compassion sur la nécessité. Embrassant son choix, le jeune homme se précipita vers le corps, l’arracha de son tombeau de glace et le hissa sur sa planche improvisée. Puis, avec une habileté qui déjouait les caprices de la nature, il dévala la pente, esquivant d’un mouvement fluide les arbres nus qui lui barraient le chemin.
Hélas, les précieuses secondes perdues dans son sauvetage sonnèrent le glas de sa chance. L’avalanche le rattrapa et le renversa tel un fétu de paille, le projetant de son monoski et le faisant rouler avec son fardeau blessé sur plusieurs mètres.

La tempête neigeuse passée, Ryu lutta pour revenir à la réalité. Un rire nerveux lui échappa alors qu’il comprenait que la mort l’épargnait encore. Il se retrouvait en sécurité, tout comme la personne qu’il avait choisie de protéger.
À cette pensée, son regard dériva vers le corps enveloppé dans une cape de Darbuk, un tissu précieux et rare reconnaissable entre tous. Dans un froncement de sourcils, il analysa la situation. Seuls les habitants des vallées basses possédaient ce textile. Qu’est-ce qui avait conduit l’un d’eux sur ce pic glacé et inhospitalier ?
Intrigué, il baissa la capuche, dévoilant un visage féminin. Le cœur de Ryu manqua un battement. Le teint de l’inconsciente se révélait blanc comme le spectre de la faucheuse, marqué par des craquelures sanglantes à plusieurs endroits. « Combien de temps avait-elle été prisonnière de cette neige mortelle ? » s’interrogea-t-il.
Lentement, il essaya de se redresser, mais aussitôt une douleur aiguë lui déchira le bas ventre. Pour la première fois, il réalisa son état déplorable. Son arc s’était brisé, et l’un des morceaux s’était plongé dans son flanc droit.
La blessure s’enfonçait assez loin, l’objet tranchant avait déchiqueté la peau, les muscles et percé peut-être jusqu’à l’organe vital. Une sensation de brûlure intense, telle une braise ardente, consumait son abdomen, formant un contraste flagrant avec les températures glaciales qui l’englobait. La douleur était aiguisée lorsqu’il bougeait, comme une lame affûtée qui le creusait davantage à chaque mouvement. Le sang surgissant de la plaie, engorgé de froid, continuait à s’épancher généreusement ; marbrant le manteau immaculé de l’hiver d’une teinte sombre. En vain, il s’ingénia à extraire le morceau de bois, espérant créer un équilibre entre : la pression et le saignement.
De l’aide ! Il lui fallait trouver une main charitable ! Ses yeux balayèrent la zone, cherchant les traces de Darco et Kadar. Face à la cruelle réalité, il tenta, une fois de plus, d’extirper le débris, priant l’assistance de ses compagnons.
***
Plusieurs minutes s’étaient écoulées, rythmées par le tic-tac imperturbable de la fatigue et du malaise qui s’accrochaient à Ryu, marquant chaque seconde de douleur et d’incertitude. L’air chaud qui stagnait autour de lui se révélait aussi suffocant qu’un étau, et il aurait tout donné pour échapper à l’étreinte de ce sauna naturel dans lequel il avait plongé jusqu’aux épaules.
Sa compagnie, une silhouette féminine et dénudée, offrait un spectacle qui aurait pu être apprécié par bien des hommes, mais il se bornait à éviter sa vue pour ne pas se montrer indécent.
Le liquide clair qui mouillait leur corps s’enrichissait peu à peu de l’éclat rubis de son hémoglobine, abstractisant ses pensées vers le royaume des rêves. Il aurait probablement déjà sombré dans un sommeil sanguinolent si la femme n’avait pas émis un son discrètement plaintif.
En se réveillant lentement de sa léthargie glacée, Zakuya se sentit comme une chenille fraîchement sortie de son cocon, baignée de chaleur et de douceur. Le parfum des montagnes enneigées enveloppait l’air, une fragrance à la fois primitive et sauvage.
Tout à coup, elle se rendit compte qu’elle était lovée contre une masse chaude et respirante — non, pas une masse, mais le torse d’un homme. Le choc de la prise de conscience la fit sursauter et elle repoussa violemment son sauveur involontaire. Elle se retrouvait nue, déshabillée de toute pudeur et vêtue uniquement de confusion et de méfiance.
« Qu’est-ce que… ? » commença-t-elle, les mots se dérobant sous le poids de son désarroi.
Ses souvenirs se heurtèrent aux murs de son esprit : l’attaque des loups et le froid. Cependant, elle ne se rappelait pas d’avoir croisé ce sauveur mystérieux à un quelconque moment.
Elle frappa de ses yeux furieux le jeune homme, mais sa colère éclata comme une bulle lorsque ce dernier bascula sous le liquide teinté de carmin. En oubliant ses craintes, elle fit preuve d’une impétuosité insoupçonnée et le rattrapa, traînant son corps vers le bord.
« Lourd… », murmura-t-elle, se battant contre le poids de l’inconnu et son incapacité à le retirer de l’eau.
Fatiguée, mais déterminée, elle se transforma, passant d’humaine à une forme hybride entre femme et dragon. Sa taille et sa force augmentèrent, lui permettant de soulever l’étranger et de l’amener en lieu sûr.
Il gisait, inconscient, semblable à une poupée de chiffon, mais le rythme régulier de sa respiration faisait écho à une lueur de vie fragile.
Elle examina son visage fantomatique, ses traits délicats, encadrés par ses longs cheveux blancs parsemés d’une mèche violette. Ses cils, des pinceaux noirs dressés contre la pâleur de sa peau, se mettaient à l’ombre de ses lèvres. En le regardant, un seul mot se grava dans son esprit : « beau ».
Son physique élancé, sculpté à merveille par un entraînement rigoureux, ne rivalisait pas en majestuosité avec ceux de Zeshin ou de Zang, mais il dégageait une grâce naturelle et une élégance spécifique à sa personne. Cependant, toute admiration se mua rapidement en incompréhension lorsqu’elle aperçut de l’hémoglobine.
Le jeune homme avait transformé son propre corps en bouclier pour la protéger du froid. Son sang s’échappait lentement, teignant d’écarlate le cristal des eaux nues. La réalité la frappa alors comme un éclair : combien de temps avait-il passé dans ce bain, combien de litres de sa vie liquide avait-il perdus ?
Prise entre son désir de le sauver et la précarité de sa santé personnelle, elle opta pour une décision irrévocable.
Elle s’éclipsa rapidement pour s’habiller, puis retourna près de lui afin d’examiner sa blessure. Cette dernière résultait d’un morceau de bois qui s’était logé à la taille. Si elle retirait l’objet, elle compromettrait potentiellement sa survie.
Devant l’urgence de la situation et se rappelant les leçons de premiers secours enseignées par son frère aîné, elle prit garde à ne pas entreprendre d’action risquée. Mais, quelle autre option s’offrait à elle ? Comment le sauver, rembourser sa dette ? Allait-elle devoir le laisser mourir ou agir en tentant le tout pour le tout ? Après plusieurs minutes de réflexion, elle jeta ses peurs au vent et se transforma en un redoutable reptile émeraude.
La métamorphose, du calme d’une femme à la puissance féroce d’un dragon, s’accomplit avec une grâce méticuleusement orchestrée par les forces de la nature. C’était un spectacle à la fois terrifiant et fascinant qui défiait toutes les lois de la réalité qu’une personne ordinaire pouvait percevoir.
Sa structure physique se tordit et se moula en un acte de modification osseuse si douloureux que c’était un supplice à observer. Le silence épais était percé par le bruit stressant de ses os qui se réarrangeaient et s’emboîtaient pour donner naissance à une forme de reptile effrayante. La douleur souterraine dans ses yeux se manifestait comme un témoignage muet de l’agonie qu’elle endurait.
La transformation changeait la couleur de son épiderme, la faisant passer d’un ton chocolat-pastel à un vert éclatant de jade. Pendant ce temps, les écailles qui se formaient sous la pâle lumière du jour étincelaient, scintillant tel un joyau brut. Ces plaques dures venaient remplacer l’apparence satinée et lisse de sa peau humaine, chacune unique, comme une empreinte digitale.
Ses yeux, qui brillaient autrefois de bienveillance, prirent une teinte de noir profond, ses pupilles se modifiant pour adopter une forme plus reptilienne. Ceux qui réussissaient à soutenir ce regard fatal se retrouvaient face à une prédatrice, à une créature du sommet de la chaîne alimentaire qui pouvait finir leur vie sans aucun effort.
Les mains douces et les doigts délicats de Zakuya se transformèrent en griffes acérées qui luisaient dangereusement sous la lumière de la lune. Son visage, quelques secondes auparavant humain et reconnaissable, s’étira, ses lèvres pleines accueillaient désormais deux rangées de dents tranchantes.
Petit à petit, toute trace d’apparence féminine en elle disparut. En lieu et place, une magnifique et terrible créature, dotée d’une armure naturelle d’émeraude, était née de la femme autrefois innocente. Une dragonne.
Pressée par l’urgence de la situation, elle prit son protecteur entre ses griffes non pas comme un prédateur, mais comme une mère, veillant à ne pas infliger plus de douleur à sa blessure. Elle s’envola dans l’azur, laissant la terre enneigée loin derrière elle.
Pour Darco et Kadar, la voir s’élever vers le ciel fut comme observer un éclair précéder une tempête : apercevoir un dragon de jade survoler le pic était une vision alarmante. Mais quand elle emporta Ryu, leur esprit glissa du précipice de l’inquiétude à la vallée de la terreur.
« Nous devons partir à sa poursuite et le récupérer ! » rugit Kadar, avec une conviction redoublée par l’impulsivité qui battait dans son cœur.
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