Chapitre 2 : Fortuite rencontre

Mais rien à faire. L'Arikokumo ne dédaigna pas lui porter le moindre intérêt bien décidé à s'offrir un amuse-gueule avant le plat de résistance. La colère bouillonna dans ses entrailles. Il n'avait plus aucune alternative possible ; hormis celle que la nature elle-même lui permettait. Il n'affectionnait point en user, car cela demeurait chose dangereuse, néanmoins, il s'agissait là d'un cas de force majeur.
Doucement, il abaissa les paupières et se focalisa sur ses sens, puisa dans chaque cellule de son être l'énergie nécessaire pour libérer la bête tapie en lui. Il la sentit frémir, s'éveiller aussi lentement que la caresse du vent sur sa peau. Il n'entendait rien mis à part les battements paisibles de son organe vital. Une pulsation ténue et sereine qui tout à coup se fit plus lourde et puissante.
L'homme au teint d'albâtre ouvrit brusquement les yeux et révéla des pupilles bleues fendues telles celles d'un animal. Les dents s'allongèrent dans la bouche du jeune homme dont la mâchoire commença à se déformer, à s'agrandir.
Sans doute interloquée par ce qui se déroulait à quelques mètres devant elle, l'araignée ne bougeait plus. L'air vibrait dangereusement, elle le sentait. Pourtant, elle se refusa à fuir et abandonner sa proie.
La toile réputée solide et incassable de l'Arikokumo émit un bruit étrange, une crépitation sourde qui résonna dans le silence hivernal de la montagne indomptable. Les fils préalablement gelés par le froid émanant du corps du chasseur craquelèrent avant de céder totalement face à la transformation qui s'ensuivit.
L'épiderme du blanc se recouvrit d'écailles de glace, dures et tranchantes, alors qu'une protubérance conséquente croissait et grossissait à la base de son dos. Ses jambes jusque-là grandes se mirent à rapetisser. Ses mains se virent changer en pattes aux griffes affûtées tandis que l'humain laissait place à un magnifique dragon.
À peine la transformation achevée, le reptile mystique porta son regard sur l'Arikokumo et rugit de colère. La montagne tout entière trembla. Les oiseaux perchés non loin s'envolèrent alors que les rares cerfs et lièvres encore vivants s'arrêtèrent et levaient la tête à l'affût.
Apeurée, l'araignée lâcha Buz. Elle reconnaissait instinctivement son ennemi naturel. Elle ne faisait pas le poids contre ce dragon ! Refusant de jouer les suicidaires, elle tourna les talons et prit la poudre d'escampette. Hélas, l'écailleux ne l'entendait point ainsi. Elle avait voulu bouffer son ami, son camarade de jeux et de tant de chasse. Il allait le lui faire regretter amèrement. Sans compter qu'il n'avait point brisé les interdits du clan pour rien. Oh que non ! Il allait en profiter pour éradiquer cette chose !
Souple et agile, il s'élança dans les cieux, suivant à la trace l'araignée. Il ne volait pas très haut afin que personne ne puisse le repérer. Il pistait sa proie, la pourchassant tel un chat une souris, guettant le moment fatidique où il assènerait le coup de grâce.
Il frappa de ses griffes la carapace robuste de son ennemi, l'entailla quelque peu sans pour autant l'atteindre mortellement. Le chasseur était conscient que d'une unique attaque, d'un simple coup de mâchoire, il pourrait la terrasser. Hélas, il ne devait point omettre un détail important et considérable : le sang de l'Arikokumo était du poison. Mais, cela ne l'arrêta point, car il savait comment la vaincre sans se blesser ou contaminer l'environnement.
Après plus de trente minutes à pourchasser le monstre, plus par jeu que par nécessité, le dragon réalisa un fait inquiétant. L'araignée gagnait le bas de la montagne ! Merde ! pensa-t-il. Il ne fallait point qu'une telle catastrophe se produise ! Si d'aventure les habitants découvraient l'existence de pareille abomination, ils risquaient fort d'envahir leur territoire. Et cela, il ne pouvait guère le permettre ! C'était même hors de question ! Voilà des siècles qu'ils vivaient en reclus, coupés du monde et de ces vauriens d'usurpateurs ! Il ne leur fournirait pas l'excuse de gravir leur montagne ! Il devait donc en finir maintenant !
Puisant dans sa partie animale, du fond de ses entrailles, il fit gronder un courant de froid intense et des plus infernal, en gonfla ses poumons avant de cracher son feu blanc légèrement bleuté sur sa cible. Ses flammes inhabituelles pour le commun des mortels n'étaient que givre si bien que dès qu'elles touchèrent la créature, elle fut instantanément emprisonnée dans un bloc de glace. Là, il se posa et considéra le résultat de sa prouesse. Bon... à présent, il se devait d'effacer les traces de son existence et rien de mieux que de pulvériser ce bloc, le réduire en poussière. Ce fut d'un coup de patte puissant et violent qu'il écrasa le roc de gel. Il savait qu'il ne risquait plus rien. Son souffle glacial avait neutralisé le poison en le solidifiant. Satisfait, il examina les débris et se redressa lorsque son regard captura un point précis. Une fille ! Merde ! Un témoin !
Figé, comme pétrifié, il la fixa. Elle était plutôt petite, et devait avoir approximativement seize ans. Elle avait la peau claire rougie par la morsure du froid. Ses cheveux dissimulés à demi par la capuche de son manteau étaient d'un vert inhabituel, étrange et... beau. Oui, il le trouvait magnifique. C'était une teinte magnétique encore plus plaisante que celui des arbres au printemps. Quant à ses yeux... Deux lacs scintillants dans lesquels il se perdit jusqu'à ce qu'un cri retentisse derrière lui.
Vivement, il redressa la tête, porta son regard vers les pentes enneigées. Il ne pensait pas être descendu aussi bas. Et pourtant, la présence de cette fille prouvait le contraire. Et elle l'avait remarqué. Enfin, elle avait vu le dragon dont personne ne devait jamais soupçonner l'existence. Et si ses compagnons de chasses qui telle la cavalerie arrivaient toujours après la bataille découvraient cela, ils la tueraient sans tergiverser dans le seul but de ne pas laisser de témoins. Cependant, il n'était pas du genre à arracher des vies inutilement. Voler celles des animaux afin de se nourrir et subvenir aux besoins du village lui suffisait.
Se détournant à contrecœur du ravissant minois qu'il ne reverrait plus jamais, il la poussa sans ménagement de l'extrémité de sa queue jusqu'à ce qu'elle disparaisse dans les fourrés. Puis, il reprit son vol et rejoignit ses compagnons. Mais à aucun moment, il ne retrouva sa forme humaine. Non, pour cela, il s'assura d'être bien loin des regards.
Médusée, l'adolescente l'était. Elle s'attendait à tout, mais assurément pas à pareille rencontre ! Un dragon blanc. Tout blanc ! Un spécimen dont le seul souffle gelait tout ce qu'il effleurait et d'une beauté incomparable. Elle porta machinalement la main à sa poitrine. La pureté de ses écailles rivalisait avec l'opalescence immaculée de la neige recouvrant le sol. Ses yeux d'un bleu métallique l'avaient longuement observée si bien qu'un frisson l'avait parcourue. Elle aurait adoré le toucher, vérifier par le contact si ses squames étaient aussi froides qu'elles en avaient l'air. Hélas, il ne semblait point enclin à la communication. Pouvait-il seulement dialoguer ? Une chose était sûre en tout cas dans la petite tête féminine, il s'agissait là d'un représentant des dragons de glace et peut-être même le dernier de son espèce. Un spécimen dont elle avait tant entendu parler, sans jamais en rencontrer un seul. Pourtant, selon les dires des anciens et les récits des nombreux ouvrages relatant les chroniques du royaume de Darconia, ces reptiles du grand froid avaient disparu sans laisser de trace. Devait-elle en conclure, à cet étrange face-à-face, que loin des monstres au sang de neige liquide et au souffle de givre comme les dépeignaient l'historiographie, ils paraissaient bien différents ? Ce dragon n'avait-il point tenté de l'aider en la poussant dans les fourrés ? Et pourquoi donc ? La protéger ? Oui, mais de quoi ? D'une nouvelle araignée géante ? Et puis... était-il seulement capable de reprendre forme humaine, car après tout, il n'avait pas dédaigné lui montrer son apparence de bipède ?
Des interrogations plein la tête, la jeune fille s'avança encore, sortant de l'épais buisson couvert de neige derrière lequel on l'avait projetée. Curieuse et excitée, elle leva les yeux vers la montagne, espérant apercevoir une fois de plus la silhouette longiligne et incomparable des dragons. Hélas, ses prunelles grises ne trouvèrent que la poudreuse qu'elle affectionnait tant et... non attend ! Là ! le souffle court, elle fit un pas vers l'avant, vers le pic. Il y avait quelqu'un ! Oui, il y avait une ombre ! certes petite, mais il y avait quelque chose. Il lui fallut manger une distance de 50 mètres pour découvrir que la soi-disant forme n'était en réalité rien de plus qu'un immense loup aux poils blancs. Il était plus imposant que la moyenne et semblait la scruter, l'observer. Il demeura ainsi, immobile à la sonder de ses prunelles d'un rouge flamboyant, pendant ce qui parut durer une éternité à la jeune fille. Elle frissonna de crainte. Un sentiment incompréhensible pourtant. Était-ce le froid ? La frayeur ? Elle ne saurait le dire avec certitude.
Un bruissement s'éleva dans son dos. Apeurée, elle sursauta et se retourna d'un bloc. Le soulagement la gagna lorsqu'elle avisa des trois individus qui sortaient de la forêt. Elle reconnut ses trois frères. L'aîné, Zeshin aux cheveux d'un vert identique au sien et à celui de son jumeau, le plus jeune. Leurs prunelles similaires par leur couleur avaient été héritées de leur père. Quant au benjamin, mais pas le plus sage, il brillait par sa différence. En lui, il n'y avait aucune trace de similitude avec les autres. Non, il était brun aux yeux noisette. Elle se rua vers eux, le sourire au bord des lèvres gercées par le froid. Elle craquelait que cela en devenait douloureux et par endroit, le sang commençait à perler. Ce ne fut qu'une fois en sécurité aux côtés de ses protecteurs qu'elle regarda de nouveau vers le loup. Il avait disparu tel un fantôme sans laisser de traces.
"Bon sang, petit rayon de soleil ! Ne t'éloigne plus jamais sans prévenir, gronda le plus âgé, prénommé Zeshin. Je me fais des cheveux blancs rien qu'à m'inquiéter pour toi.
– Tiens, disait le plus jeune en posant un manteau sur ses frêles épaules.
Elle en avait déjà un, mais sans doute qu'en la voyant frissonner, il s'était mépris sur les raisons. Elle le remercia du bout des lèvres tandis que le benjamin commentait dans un froncement de sourcils :
– Ça, c'est très étrange.
– Quoi donc ? demanda-t-elle intriguée.
– L'air est plus frais ici, bien plus que nulle part ailleurs. Et l'herbe est pétrifiée et casse sous nos pas, observa le second.
– C'est exact, Zang. Même les branches des arbres sont gelées à leurs extrémités. Il s'est passé quoi, Zaza ?
Partagée, la jeune fille les regarda à tour de rôle avant de confier en levant les yeux vers la montagne :
– Je crois, Zeshin, qu'il faille réécrire nos livres d'histoires. Les dragons de glace existent encore. Je viens d'en rencontrer un."
Oui, elle ne pouvait point en douter. Il s'agissait de l'un d'entre eux, peut-être même le dernier de son espèce et ce qui ne gâchait rien : il lui avait assurément sauvé la vie, de cela elle en était convaincue.
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