Chapitre 1 : Une proie terrifiante

Le soleil brillait faiblement et dispensait quelques rayons chaleureux aux habitants en contrebas. Un vent doux et hivernal soufflait soulevant la poudreuse fraîchement tombée dans les hauteurs. Il fallait avouer qu'au sommet du pic surnommé, depuis longtemps par les anciens, « pic ensanglanté » — en raison de la couleur rougeâtre dont il se teintait au coucher de l'astre céleste — les neiges étaient éternelles.
D'ailleurs le peuple du royaume de Darconia l'admirait depuis leurs fenêtres dès que l'envie leur en prenait. Et pourtant, malgré cette proximité, il demeurait inaccessible. En effet, personne n'osait s'y aventurer. Et les rares téméraires partis à sa conquête, défiant ainsi toute raison, n'étaient jamais revenus. La montagne avait assurément dû les dévorer, clamaient certains. Il fallait avouer à leur décharge que cette dernière était réputée pour regorger de monstres effrayants qui pouvaient vous arracher la tête d'un seul coup de patte. Et après les nombreuses disparitions, le roi Ryuma avait interdit par décret royal l'ascension de ce mont inhospitalier.
Pourtant, malgré les ordres fermes et justes du monarque, un homme tout de blanc vêtu et chaussé de fourrure progressait calmement dans le sable immaculé. La neige craquait sous la semelle de ses chaussures tandis que ses yeux mauves balayaient scrupuleusement les environs.
De taille moyenne, il portait une sorte de tunique cousue dans le même matériau que ses bottes, ainsi qu'un pantalon assorti à sa longue chevelure. Il tenait à la main, un arc de simple manufacture alors que dans son dos se trouvait un carquois renfermant plusieurs flèches. Sa crinière rivalisait de pureté avec le manteau de poudreuse s'étendant à perte de vue. Toutefois, une mèche unique dénotait sur cette tête bien faite. Du mauve barrait le front de cet individu peu ordinaire.
Néanmoins, même si la présence de cet homme avait de quoi surprendre, il n'en restait pas moins étrange. Alors que le froid régnait, que les températures frôlaient encore les moins trente, il déambulait sans aucune protection particulière contre l'hypothermie. Et tout à coup, il s'accroupit, scruta la neige. De petites traces, tout juste perceptible signalait le passage d'un animal. Dans un froncement de sourcils, il se redressa et porta son regard vers l'endroit où ce dernier semblait se diriger.
Calme et sûr de lui, il se releva. Toutefois, avant de se remettre en route, il tendit la main devant lui et forma au bout de ses dactyles d'une pâleur extrême une sorte de planche qu'il jeta sur le sol. À la voir aussi parfaitement dessinée, sculptée, ainsi qu'à son apparence vitreuse, on jurerait du cristal. Mais, il n'en était rien. Non. Cette planche était aussi gelée que l'air ambiant.
Doucement, l'homme sauta sur sa fabrication puis s'élança en de larges slaloms sur les pentes enneigées. En cet instant, l'individu ne visait qu'un objectif : dénicher de quoi se sustenter. Cela faisait des jours, non, des semaines entières que la nourriture manquait. Pourquoi ? Il en ignorait les causes. Mais, il savait une chose : les habitants de son village mourraient d'inanition, s'ils ne ramenaient rien à se mettre sous la dent. Et même ce lièvre des neiges serait une bien piètre consolation. Trop petit, trop maigre, il ne saurait remplir la panse d'une soixantaine de personnes affamées.
La situation était grave et il en avait conscience. Si aucune solution n'était trouvée, une révolte soulèverait bientôt les siens. Et il préférait l'éviter. Il détestait plus que tous les conflits, et encore plus, lorsqu'il devait les gérer.
La vélocité de son moyen de locomotion s'accrut de seconde en seconde. Les yeux plissés, il ne quittait pas le sol lorsqu'un cri perçant déchira le silence de mort qui régnait sur les cimes enneigées. Buz !!
Songeant à son vieil ami, il sourit et porta deux doigts à sa bouche pour répondre à son appel. Il siffla, haut et fort, avant d'apercevoir un oiseau majestueux et immense tournoyant dans le ciel. Sans plus hésiter, le blanc accentua quelque peu sa vitesse et extirpa une flèche de son carquois. Ce ne fut que lorsqu'il parvint sous les cercles du volatile qu'il stoppa sa course. Calme, sans bruit, il poursuivit sa progression. Les sens en alerte, il prêtait une oreille attentive à ce qui l'entourait. Il savait, avait conscience que la moindre inattention pouvait lui être fatale. Et il avait raison.
Alors qu'il dépassait un arbre au tronc immense, la proie qu'il convoitait l'attaqua. Fort heureusement, prompt, il esquiva l'assaut et roula sur le sol. Il se redressa aussitôt, un genou dans la poudreuse et l'autre replié. Il banda son arc prêt à décocher lorsqu'il pâlit à la vue de la chose venant de peu de lui arracher la tête.
Une Arikokumo ?! Une araignée des neiges ! Comment une telle aberration pouvait-elle se trouver ici ? En temps ordinaire, elle ne franchissait point la frontière naturelle de la montagne et demeurait sur son territoire. Il n'en avait croisé qu'une seule dans toute sa vie ! Une créature immonde et agressive qui dévorait tout ce qui lui plaisait. Le souffle court, sa main trembla légèrement. Il ne se souvenait pas qu'elles fussent aussi grandes. Celle-ci atteignait assurément les deux mètres trente de haut si ce n'était pas davantage.
Comme toutes les représentantes de son espèce, elle possédait huit pattes dont les extrémités tenaient plus du pic à glace. Elles servaient d'armes mortelles contre ses proies et ennemis potentiels. Sur sa tête, bien plus petite que le reste du corps, huit yeux rouges luisants qui suivaient chacun des mouvements alentour. Elle n'avait ni poils ni fourrure. Non, la texture de cette créature se révélait particulière et pénible pour les chasseurs comme lui. Autant dire que les tuer relevait du miracle. Néanmoins, le pisteur savait qu'il ne pourrait point fuir cette confrontation pour la bonne et simple raison que cette chose l'avait pris pour cible.
Et lorsque la bestiole se rua sur sa personne, ses membres frappant à un rythme effarant la neige, l'homme réalisa, un peu tard, qu'il risquait fort de ne pas survivre. Sans plus réfléchir, il dressa devant lui, depuis le sol, de la pointe de ses chaussures jusqu'à cinq mètres de haut, un rempart transparent. L'araignée s'écrasa contre la paroi, sans pour autant se blesser. Néanmoins, cette collision agaça bien davantage l'Arikokumo qui parut s'énerver. Elle martela de ses deux pattes avant le mur.
"Tu le briseras pas ma grande sauvage.
Il sourit et regardait l'Arikokumo s'épuiser sur le bouclier artificiel qu'il venait de générer au moyen de ses capacités naturelles. Un craquement lugubre retentit brusquement. Sidéré, le chasseur fixa l'araignée. L'une de ses griffes s'était figée dans le rempart, y créant une ouverture fragilisant ainsi toute la structure.
– Sérieux ?! C'est une blague !!"
Inquiet, il recula d'un pas, puis d'un second. Bordel ! Il allait se faire gober tout cru par cette abomination !! Il devait trouver une solution s'il ne tenait pas à lui servir de casse-croûte ! Il commença à courir en sens inverse, fuyant le prédateur à ses trousses. Ses pieds s'enfonçaient dans la neige, le ralentissant considérablement. Il s'enfuyait aussi vite que possible lorsqu'une douleur lui vrilla le bas de la jambe. Insupportable, il diminua sa vélocité et se dissimula derrière un arbre pour découvrir la nature de cette souffrance. Le dos contre l'écorce gelée, il s'agenouilla et pâlit en avisant sa botte de fourrure quasiment désintégrée. Merde ! de l'acide ! Elle avait tenté de le réduire en bouillie à défaut de le croquer. Rapidement, avant que sa chair ne commence à se dissoudre au contact de cette substance visqueuse et malodorante, il trancha les lacets de cette dernière et se débarrassa de ses chaussures. Il ne pouvait point garder la seconde en sachant que cela le déstabiliserait. Quant au froid... il s'agissait de son élément. Raison pour laquelle il ne redoutait point la morsure des basses températures.
Bon... un frémissement léger attira son attention et il redressa la tête pour voir Buz sur l'une des branches. Il fixait un point précis et le chasseur en déduisit qu'il s'agissait de l'araignée. Le blanc abaissa les paupières et s'efforça de se calmer. Il inspira et expira plusieurs fois tout en comptant jusqu'à cinq entre chaque.
Voilà. À présent, il pouvait passer aux choses sérieuses. Son ennemi n'était pas des plus aisés à vaincre. Néanmoins, il ne renoncerait pas. Quoiqu'en y réfléchissant bien... à quoi lui servirait d'abattre cette chose ? À rien puisque sa chair n'était point comestible. C'était même du poison pour toute créature qui se plaisait à y planter ses crocs. Dans ce cas, pourquoi s'épuiserait-il dans une mise à mort inutile ?
Il en était là de ses pensées et esquissa un mouvement dans le but de se relever. Ses yeux d'un mauve des plus doux se posèrent sur son arc. Il n'était point fait d'or ou de matière précieuse. Non, il était de manufacture simple et pourtant pour lui, il incarnait le plus grand des trésors. Blanc, sculpté dans la coquille d'un être mystique, il était robuste. L'homme ou la femme qui avait passé des jours, des mois à sa fabrication avait gravé des arabesques bizarres dans l'armature. Et si on y prêtait attention, on déchiffrait des glyphes étranges dont la signification avait été perdue depuis des millénaires. Quant au concepteur... personne ne savait avec exactitude de qui il s'agissait. La seule chose véridique et que tout le monde clamait au village, c'était que cette arme était transmise de génération en génération au descendant légitime du tout premier chef. Mais, cela n'expliquait en rien pourquoi c'était lui le second né qui en avait hérité. Pourquoi n'était-ce pas son grand frère qui s'était vu confier l'objet ?
Agacé par la tournure de ses pensées, Ryu claqua de la langue sur le palais. Ce n'était guère le moment propice pour les introspections. Sans tergiverser davantage, il se leva et attrapa l'une de ses nombreuses flèches dans son carquois. Il la plaça sur son seul outil de chasse, inspira encore, attendit une bonne vingtaine de secondes, et expira lentement avant de rouvrir les yeux. Puis, brusquement il quitta sa cachette d'une roulade. Il se redressa à demi, un genou dans la neige, le second replié face à l'araignée. Il banda son arc et décocha un premier projectile. Malheureuse et futile, elle frappa la tête de l'animal tout en se brisant. Solide comme de la pierre, pensa-t-il en se relevant. Il ne devait pas demeurer immobile où elle l'aurait.
Mais à peine eut-il fait trois pas qu'il se retrouva saucissonné par les fils blancs de son ennemi. Merde ! Il avait été bien négligent et voilà le résultat. Doucement, il jeta un coup d'œil vers l'Arikokumo qui fondait déjà sur sa personne la gueule grande ouverte. Elle voulait réellement le bouffer !
"Hé ! Attends ! Je suis pas comestible, ma grande !"
Paniqué et inquiet, il entreprit de s'éloigner en sautillant tel un demeuré dans le vain espoir de lui échapper.
Sans doute agacée de le voir persister à lui glisser entre les griffes, la créature grogna son mépris et brandit l'une de ses pattes. Elle allait l'empaler ! Si tel était son destin, il le refusait corps et âme. Et dans ce cas, il ne lui restait plus qu'une seule alternative !
Un cri déchira le silence. Ryu tressaillit et se figea instantanément tout en regardant son ami de toujours s'élancer dans les airs. Et tel le rapace qu'il était, il fondit sur l'araignée les serres en avant. L'aigle des neiges s'efforça de crever les yeux de la créature qui menaçait en cet instant précis la vie de son maître. Les nombreuses piquées demeurèrent pourtant vaines. Néanmoins, elles eurent pour effet d'énerver l'aranéide qui cracha de nouveau ses fils. Buz esquiva, remonta dans le ciel pour redescendre sur sa proie. Sans doute prévoyant cette nouvelle charge, le monstre se redressa sur ses quatre pattes arrière et tenta une fois de plus de l'emprisonner dans sa toile. Et elle y parvint !
Mortifié par le spectacle auquel il assistait, Ryu tempêta son mépris. Et alors qu'il vitupérait, l'Arikokumo attira Buz vers elle jusqu'à sa gueule qu'elle ouvrit. De la salive dégoulina, tandis que le malheureux Buz émettait des cris de terreur et de désespoir.
"Hé ! Viens me bouffer ! Je suis plus gros !!", lança Ryu en se tortillant dans l'espoir de se dégager.
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