Chapitre 4 :

Le tressaillement furieux de l’eau ne pouvait masquer le son des pas lourds de Doflamingo, son approche inexorable ayant le rythme d’un présage funeste. Sa silhouette imposante se découpa dans le cadre de la porte, une montagne à l’aura oppressante. Ses yeux ne montraient aucune colère, aucune impatience — seulement un intérêt académique, comme celui d’un scientifique observant un spécimen curieux.
Était-ce de la préoccupation qu’il affichait ? Une sorte de remords ? Ou était-ce la satisfaction perverse de son pouvoir et de l’emprise psychologique qu’il détenait sur elle ? Victoria ne saurait le dire, elle ne souhaitait que fuir son regard, cette analyse froide, qui la déshabillait plus sûrement que n’importe quel acte de violence physique.
"Tu devrais sortir de là. Tu vas attraper la mort.
La voix de Doflamingo était douce, presque délicate dans son timbre.
Les paroles du flamant s'effondrèrent dans l'air tendu, pesantes mais curieusement insignifiantes, pendant que Victoria puisait dans ses dernières réserves d'énergie pour contrôler son corps grelottant sous l’averse tiédie. Elle leva des yeux baignés de peur vers lui, suppliant silencieusement quelques dieux perdu de lui accorder la force de disparaître dans les abîmes de son propre esprit, là où ni ses chaînes, ni son regard, ni son toucher ne pouvaient l’atteindre.
Néanmoins, son aspiration cachée de se fondre dans le néant était vaine. Victoria demeurait enchaînée aux affres de la réalité, l'esprit étiré à son paroxysme par la proximité de l'architecte de sa douleur. Les mots de Doflamingo, prononcés d’une voix qui mimait la sollicitude, ne trouvaient aucun écho dans le cœur morcelé de la jeune fille ; au contraire, ils étaient comme du sel sur les plaies béantes de son âme.
Puisant dans les dernières réserves de son désarroi, la jeune fille se leva lentement. Ses lèvres balbutiaient sans émettre aucun son tandis qu’elle s'accrochait à la paroi de la cabine pour se soutenir. Elle s’interdisait de se montrer vulnérable face à lui, refusait de laisser couler devant ses yeux non repentants la rivière de ses larmes — non, elle ne lui accorderait pas la satisfaction de la voir brisée.
Elle ne parla pas, ne cria pas. Les mots qui auraient pu assaillir cet homme — “monstre”, “démon”, “voleur d’âmes” — restèrent piégés dans sa gorge, comme si sa peine était trop intense pour un langage humain. Fuyant son regard comme on esquivait une malédiction, Victoria s'activa à couper l'eau, le battement sourd contre la céramique s'éteignant peu à peu, tandis qu'elle se préservait d'une ultime atteinte à son honneur.
Une frousse archaïque lui dictait de fuir, de profiter de cet instant où il ne la contenait pas par ses fils pour tenter de s’échapper. Cependant, la raison, ce fil ténu dans les méandres de ses sentiments tumultueux, lui rappelait la futilité d’une telle démarche. Elle était emprisonnée sur cet îlot de luxe et de terreur, et nulle part dans ce mausolée, elle n’était à l’abri de son joug, pas plus qu’elle ne pourrait s’arracher à sa portée diabolique.
Finalement, elle trouva la force de murmurer, sa voix, un fragile sanglot au bout de la rupture, suffisamment bas pour qu’il tende l’oreille pour l’entendre :
— Laissez-moi, s’il vous plaît.
Il n’y avait ni supplication ni défi dans ses mots. Tout juste l’écho d’une âme qui tentait d’édicter des frontières dans un univers ravagé. Un souffle de tentative à la restauration d’une parcelle d’intimité quand tout autre avait été violemment piétinée.
Doflamingo l’observait, ses propres émotions aussi énigmatiques que le silence qui prolongeait sa réponse. À l’instant, il n’était ni le maître cruel ni l’amateur de jeux sadiques ; il avait l’aspect d’un homme considérant un tableau étrange qui dérangeait ses certitudes.
Malgré la demande de Victoria, le démon blond ne bougea pas, son regard perçant, scrutant les contours de son corps blessé et fatigué. Il n'eut besoin que d'un instant pour que ses yeux perçants identifient les traces dissimulées précédemment par les draps et les volutes d'une douche chaude; c’étaient des séquelles sinistres évoquant l'emprise sauvage de ses fils presque imperceptibles, qui, bien que subtiles en apparence, gravaient profondément la douleur et des souvenirs indélébiles.
Approchant calmement, sans un mot, il écarta le rideau de la douche pour révéler Victoria dans sa vulnérabilité. Elle recula instinctivement, chaque fibre de son être criant un danger imminent. Ses muscles se raidirent, mais la souffrance de ses récentes blessures la rendait douloureusement consciente de sa faiblesse et de son impuissance.
Il tendit la main vers elle. Bien que sa main se mouvait avec une légèreté trompeuse, Victoria y lisait un présage funeste, une menace voilée par la fausse tendresse du geste. Ses doigts vinrent caresser les marbrures sur sa peau, l’examinateur transformant la victime en objet d’intérêt. Victoria eut un mouvement de recul involontaire, ses yeux s’écarquillant de peur. Elle se plaqua contre la paroi de la cabine de douche, cherchant désespérément à échapper à ce contact.
Doflamingo rompit le silence, sa voix mélangeant une feinte préoccupation avec un détachement curieux.
— Ces marques… elles sont profondes. Je n’avais pas prévu de laisser de telles traces.
Lentement, Victoria regroupa ce qui lui restait de force dans un effort pour se soustraire à sa prise sournoise, mais sa rébellion muette se dissolvait dans la terreur qui l’habitait. Chaque cellule de son épiderme hurlait la perfidie au moindre de ses contacts, vibrant et ravivant sans cesse le souvenir douloureux de son traumatisme.
— Ne… ne me touchez plus, réussit-elle à articuler, son souffle court coupant les mots en fragments hachés.
Doflamingo la scruta, la laissant là, adossée à la paroi froide et humide. Il recula tout en l’observant, ses profonds instincts de prédateur sourdement ravis par la peur évidente sur le visage de sa victime. L'esprit sauvage en lui se régalait de cette vision, un doux tremblement de toute-puissance émanant de l'angoisse palpable de sa proie.
Cependant, cédant à une impulsion atypique, il s'empara d'une serviette propre dans le distributeur voisin. Il la lui tendit telle une forme de communication silencieuse, une tentative étrange qui s'approchait de ce qu'on pourrait appeler de la compassion, altérée cependant par son sadisme inné.
Victoria le considéra avec méfiance, sans oser croire à un geste bienveillant. Ses mains tremblaient alors qu’elle acceptait la serviette, ses yeux ne quittant pas cet homme qui avait changé à jamais le cours de son existence. Elle restait silencieuse, car elle savait que la voix qui avait hurlé en elle pendant son calvaire ne trouverait jamais sa place dans l’espace qui les séparait désormais — un gouffre grand et irréparable, rempli de douleur et de terreur inavouée.
Attrapant le tissu qui lui était tendu, Victoria s’en enveloppa d’une manière presque convulsive, le tissu doux constituant une barrière bien maigre contre la présence suffocante de Doflamingo. Alors qu’il l’observait, il sembla s’apercevoir que sa seule proximité était déjà une forme de torture pour la jeune fille, exacerbant les plaies invisibles de son traumatisme récent.
Pourtant, une part de lui, tordue par ses années de contrôle et de domination, était contrariée par cette réaction. Après tout, dans son esprit corrompu, il s’était certainement attendu à ce qu’avec le temps, Victoria en vienne à voir en lui une figure d’autorité, voire de protection, malgré la cadence sinistre de leur rencontre.
C’était une pensée perverse et violente, et peut-être même, quelque part en lui, en savait-il l’aberration. Mais Doflamingo n’avait jamais été un homme à fuir la vérité, aussi noire soit-elle. Il savait qu’il représentait la peur et l’horreur incarnées pour la frêle silhouette tremblante devant lui. Le silence entre eux devenait lourd, presque palpable, tandis qu’il la considérait d’un regard perçant.
Elle était bien plus réactive que ce qu’il avait prévu et cette résilience l’intriguait autant qu’elle le défiait. Elle le poussait presque à la briser davantage pour observer sa reconstruction — or, cela ne servirait pas ses desseins plus vastes, une sombre toile qu’il tissait depuis si longtemps.
Cependant, il ne pouvait pas se permettre de la laisser avec ces blessures, des signes visibles de brutalité qui pourraient interpeller même ses propres troupes. Lui, le charismatique leader de Dressrosa, devait maintenir certaines apparences, même si ce n’était que pour le bien de ses noires intrigues.
Il tendit à nouveau la main, un geste lent, semblant calculer l’effet de sa proximité sur elle. Victoria, sentant la menace de son contact, se déroba avec un cri étouffé. Dans son élan, elle trébucha en reculant, ses yeux reflétant le spectre de la terreur.
— Silence, intima-t-il d’un ton suffisamment doux pour contraster avec le caractère impérieux de l’ordre. Je vais appeler quelqu’un pour te soigner. Reste ici. »
Victoria ne répondit pas, mais il n’attendait aucune confirmation de sa part. Tourner le dos à son instinct naturel d’en découdre, il quitta la salle de bain, laissant derrière lui des échos d’une souffrance non résolue. En dehors, sa voix retentit, donnant des commandements secs qui résonnèrent dans les alcôves silencieuses du palais huppé.
Peu de temps après, une domestique frappa à la porte de la chambre fortifiée. Elle n’énonça pas d’interrogations — elles ne lui étaient pas permises — et entra avec une distinction qui trahissait sa position d’employée de longue date au service de la famille Donquichotte. Ses yeux tombèrent sur Victoria, son regard professionnel dissimulant à peine son étonnement devant l’état de la jeune fille.
Avec toute l’efficacité qu’on attendait d’elle, la servante soigna Victoria en pansant ses blessures avec une dextérité qui démontrait des années de pratique dans l’art de guérir sans poser de questions. Victoria se résigna à subir les soins. Chaque contact lui rappelait la souffrance endurée lors des évènements passés, bien consciente que refuser ne ferait qu'aggraver sa situation.
Lorsque la domestique eut terminé, la jeune fille fut enveloppée dans un peignoir moelleux, ses cheveux trempés étant séchés délicatement. Elle était physiquement restaurée, du moins en surface. Mais en elle, les abysses restaient infranchissables. Une mer déchaînée où chaque vague était un souvenir douloureux de son démantèlement.
Elle demeurait assise sur le canapé. Une âme écorchée, une ombre voilée de blanc, cherchant le confort non dans l’opulence qui l’entourait, mais dans l’espace éphémère qui la séparait des griffes acérées de son geôlier.
Le peignoir immaculé enserrait la silhouette de l’adolescente comme un cocon, mais la sécurité et le réconfort qu’il aurait dû procurer dans son moelleux abri demeuraient absents. Victoria, recroquevillée sur le sofa, laissait vagabonder son esprit sur les façons de reprendre le contrôle de son avenir. Avec chaque inspiration, elle ressentait l'amer goût de la déroute, et son cœur, tel un métronome implacable, rythmait les secondes de son emprisonnement; bien que son corps fût enchaîné, l'essence de son esprit demeurait libre et réfractaire, une citadelle encerclée mais jamais soumise.
Le lien qui l’unissait à Trafalgar Law, ce retentissant fil doré et lumineux, était à présent tranché — tout comme le destin qui lui avait été promis. Dans les méandres de son âme, elle se remémora chaque instant passé à ses côtés, ces moments fugaces, mais éternels. Cependant l’avenir, autrefois peint en teintes d’espoir, se présentait maintenant à elle en nuance de noirceur, une fresque des heures sombres à venir.
Les sceaux qui verrouillaient sa chambre étaient aussi impénétrables que la volonté de fer de Doflamingo, répondant uniquement à la cadence de sa voix dominatrice. La pièce, bien que somptueusement décorée, était devenue une cage dorée, rappel cruel que la splendeur matérielle ne pouvait éclipser la misère de l’esprit.
Victoria considèrait ses options avec la froideur d’une mathématicienne résolvant une équation insoluble. Chaque pensée était une fluctuation entre la révolte et la résignation, une alternance entre le désir de battre des ailes et celui de laisser ses plumes choir une à une.
Le réalisme amer lui commandait d’accepter sa condition, mais son essence indomptable criait la contradiction. Cachée sous les cendres de la résignation, une étincelle d'espoir s'éveillait, insistant sur la présence d'un refuge. Mais quel refuge pouvait-elle encore trouver? Où pouvait s’enfuir un oiseau dont les ailes avaient été rognées, et dont chaque vol, si désespéré soit-il, se terminait par une chute ?
Le souvenir de sa vie au sanctuaire émergea alors dans son âme troublée comme la terre promise de son repos éternel. Pour Victoria, la mort n'avait jamais signifié une fin absolue. Mais plutôt une pause, une respiration dans la longue phrase qu'était sa vie. Néanmoins choisir cette voie, c’était abandonner toute possibilité de revanche sur son ravisseur, tout espoir de liberté.
L’esprit de Victoria s’enrichit d’une sombre résolution. Si vivre signifiait être à la merci d’un démon, peut-être que son seul refuge était dans le sanctuaire du trépas. Elle soupira, une brise glacée qui répandit l’odeur du désespoir. La lutte, la résistance, aurait-elle un but si le prix à payer était une éternité d’assujettissement ?
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