Chapitre 3 : le réveil dans l'abîme

 

Peu à peu, elle parut se détendre. Alors, de sa grande main, il essuya les larmes mourantes au bord de ces cils, puis acheva rapidement sa toilette. Dès qu’il sortit du bassin, ruisselant d’eau, inondant le sol de marbre, il l’enveloppa avec douceur, tel un objet fragile et précieux, dans un large drap de bain avant de la porter jusqu’au canapé, trônant dans un coin au fond de sa chambre.
 
En la considérant dans son ensemble, il remarqua que son corps tremblait comme une feuille. C’était des convulsions assez violentes et si intenses, qu’il se demandait même si son esprit allait reprendre le contrôle à un moment donné. Mais, elle ne le regardait guère, gardant avec entêtement les yeux clos. Il s’évertua à penser que c’était sûrement ses nerfs qui lâchaient après coup et que ça se calmerait tout seul…

Avec une douceur infinie, de celle dont il ne se serait jamais cru capable, il l’y déposa, prenant garde de ne pas la réveiller. Sans perdre une seconde, pour l’empêcher de prendre froid, il la couvrit de son manteau de plumes roses. Au contact de ce dernier, elle bougea laissant fuser une plainte qui altéra quelque peu ses traits.

Doflamingo devinait que le passage forcé qu’il avait imposé à son corps la faisait encore souffrir. Toutefois, cela avait été nécessaire pour un grand nombre de raisons. Se détournant lentement, il échangea ses vêtements trempés contre des secs et regagna son lit où il espérait trouver, également, un peu de repos…

Quelque part dans les eaux profondes des océans, le petit sous-marin jaune naviguait vers une destination inconnue. À son bord, tous les membres de l’équipage déprimaient et s’inquiétaient pour la malheureuse Victoria, tombée entre les griffes de l’effroyable Doflamingo.
 
Dans sa chambre, Law extirpa une carte du tiroir de son bureau et l’ouvrit. Il l’étudia avec intérêt, choisissant dès lors de sa prochaine escale ainsi que son objectif futur. C’est alors qu’un détail attira son regard sur son avant-bras dont les manches étaient retroussées. Il posa ses yeux gris sur ce dernier tandis qu’une expression de vive stupeur se peignait sur ses traits.
Victoria ! Le sceau avait disparu de son bras ! Paniqué, il vérifia ses deux bras avant d’abattre violemment le poing sur le bureau.

Il le savait pourtant, l’avait même prédit… Ce monstre n’avait guère perdu de temps pour contraindre la jeune fille. Une vague de frustration immense et d’impuissance déferla en lui tandis qu’il expédiait les divers documents au sol alors que Bepo entrait dans la pièce… L’ours s’apprêtait à prendre la parole lorsque la voix tranchante de son capitaine retentit :




« Changement de plan. Cap sur Sabaody ! »




Oui, il ne courait pas après Doflamingo. Il avait obtenu ce qu’il souhaitait… Mais, il n’escomptait pas en rester là. Oh que non ! Victoria était une Heart, un membre de son équipage. Pire, Rayleigh la lui avait confiée et il avait lamentablement échoué. Alors, il la lui arracherait, la libérerait de son ascendant, même si cela lui prenait des années.

La conscience de Victoria émergea lentement du néant, un gouffre aussi froid et inhospitalier que l’antre d’une bête marine abyssale. Ses paupières s’entrouvrirent avec peine, comme si le simple fait d’exister lui coûtait un effort surhumain. La lumière tamisée de la pièce flirtait avec ses yeux émeraude devenus ternes, embrumés, et sans éclat. Ils n’étaient plus que le reflet d’un paradis perdu, d’une innocence ravagée.

Les souvenirs lui revinrent en un flot impétueux. La douleur, le sang, les hurlements étouffés qui s’étaient fait l’écho de son calvaire. Elle s’efforça instinctivement de se redresser, mais son corps tout entier refusa de lui obéir. Il avait été la proie d’une sauvagerie pour laquelle il n’avait pas été préparé ; une marionnette aux fils tranchants et implacables d’un manipulateur cruel.

Une onde de choc parcourut chaque parcelle de son être tandis que les cris, aussi vifs que sa souffrance, tentaient de franchir sa gorge. Aucun son ne sortit pourtant, juste un souffle rauque, signe d’une douleur qui ne pouvait être pleinement exprimée. Les larmes coulèrent d’elles-mêmes, empruntant les sillons creusés sur ses joues par la détresse et le désespoir.

Ses mains tremblantes trouvèrent leur chemin jusqu’à sa crinière qu’elle sentait pesante et étrangère. La sensation était différente, trop soyeuse, trop légère. Elle découvrit avec horreur les mèches d’un blanc pur. Pourquoi ? Pourquoi sa chevelure avait-elle pris cette teinte immaculée ?

La couleur n’était pas seule à avoir changé. Elle chercha sur son bras les arabesques qui constituaient le lien avec Trafalgar Law, l’unique badge d’un amour incomplet, un pacte qu’elle souhaitait éternel. Mais, là où se trouvait autrefois une preuve indélébile d’appartenance mutuelle, il ne restait qu’une peau indolemment vide, insidieusement vierge de toute marque. Comme si la partie d’elle liée à Law avait été arrachée de son âme, avec la violence d’une tempête qui déracine un chêne centenaire.

La réalité l’atteignit comme un navire vient s’écraser contre ses récifs. Elle ne pouvait s’empêcher de se sentir irrémédiablement seule, coupée de cet ancrage qui lui avait tant coûté. Comprise sous les auspices d’un esprit libérateur et protecteur, elle était maintenant pareille à une naufragée délavée par les flots d’un océan impitoyable.

Victoria tenta de se replier sur elle-même, de se faire la plus petite possible, de se dissimuler de la vue intrusive du monde, même si elle savait bien que plus rien n’échapperait à celui qui l’avait jetée dans cet abîme de désolation. Le frisson du tissu contre son épiderme dénudé était une torture supplémentaire, une humiliation ajoutée à l’insupportable. Elle repoussa le manteau rose de Doflamingo, ce sinistre trophée d’un prédateur qui avait marqué sa proie.

L’air frais affleura sa peau nue ; sa chair de poule s’accordait à la sensation de froid qui étreignait son cœur. Des sanglots étouffés naquirent quelque part entre le désarroi et la colère, porteurs de l’indicible. Elle aurait voulu hurler, se libérer de la chape de plomb de ce silence, mais aucun son ne s’échappa de sa gorge étranglée par l’injustice. Elle était cassée, mais pas détruite ; fracassée, mais pas anéantie.

Dans la chambre luxueuse où trônait encore l’écho de son désespoir, Victoria se laissa lentement glisser sur le sol moelleux, s’effondrant en un amas de chair et de souffrance. Le tissu du canapé grattait sa peau, tout comme les draps avaient écorché son âme et que la caresse des plumes roses était devenue le rappel de la plus noire des vérités.

Victoria, un fragile éclat de verre dans l’ouragan de son désarroi, se laissa guider par un instinct de préservation, la réverbération muette de sa volonté brisée. La pièce autour d’elle semblait tressaillir de son chagrin silencieux, les murs élégants devenus les geôliers d’un calvaire trop lourd à porter. Elle se leva, ses mouvements lents et incertains, comme ceux d’une marionnette dont les fils auraient été tranchés, chaque geste lui rappelant le viol de son intimité.

Comme dans un rêve — non, un cauchemar sans fin — Victoria gravit l’espace jusqu’à la salle de bain, sa démarche évoquant celle d’un spectre déambulant sans but. Le marbre froid lui glaça les pieds, l’éveillant cruellement à la réalité. Elle ne reconnaissait plus son corps, un temple souillé par l’impardonnable. Elle en venait presque à le haïr, ce corps qui palpitait encore sous l’écho lointain de la brutalité de Doflamingo.

La douche s’ouvrit sur un œil de biche qui, de ses jets chauds et réconfortants, invita Victoria à s’abandonner à son étreinte aqueuse. L’eau, une pluie impétueuse et libératrice, était une promesse fragile de purification. Victoria, dont chaque centimètre carré de peau semblait imprégné de la corruption de son assaillant, se mit à frotter énergiquement, ses mains se muant en instruments de délivrance. Elle se frictionnait, grattait, comme si chaque parcelle de sa carnation était une syllabe d’une gravure que le flot liquide ne pouvait effacer.

Elle serra les dents, retenant les sanglots violents qui menaçaient de briser le barrage de son silence. Elle détestait la sensation qui persistait sous ses doigts, l’empreinte invisible d’un mal que l’eau seule ne pouvait laver. La douleur — une seconde fois, autrement — se faisait sentir à mesure qu’elle s’acharnait sur sa chair. Des rougeurs s’imprimèrent sur la blancheur de sa peau, tels des cris que son être tout entier ne pouvait exprimer.

L’eau se mêlait aux larmes sur le visage de Victoria, rendant impossible de discerner celle qui venait du cœur de celle qui provenait des cieux artificiels de la douche. Mais le liquide purificateur fut incapable d’atteindre les taches d’encre de ses souvenirs ni la noirceur enracinée profondément dans son âme meurtrie.

Victoria s’effondra, ses genoux heurtant le sol de la cabine de toilette. Elle se recroquevilla, enveloppant ses bras autour de ses jambes, cachant sa figure entre ses cuisses. La cascade d’eau chaude continuait son assaut bienveillant, mais en elle, il ne faisait plus que charrier avec elle le froid glacial de l’abandon.

L’injustice de son univers déchiré lui murmurait sa solitude, et à cet instant, tout en elle criait une absence — celle de l’amour qui avait été le sien et qu’elle avait perdu, la présence salvatrice de Law qui n’était plus à porter. Victoria se sentait dépouillée, écorchée vive. Sa propre peau lui paraissait hostile. Une étrangère qui avait été témoin de l’inimaginable, l’ultime trahison.

Les secousses de son corps dévoilaient sa bataille silencieuse, une tempête de souffrance qui ne demandait qu’à éclater. C’était une douleur incontrôlable, inéluctable, qui lui arrachait son identité tout en la laissant, implacablement, continuer à respirer. En cet instant, sous la pluie bienfaisante, mais impuissante de la douche, Victoria souhaitait pouvoir défaire son existence même, se dissoudre dans le néant de l’eau qui l’englobait, s’échapper de cette carcasse qui avait retenu la souillure d’une bête.

Et là, seule, dans l’écho de l’eau contre les carreaux, dans la vapeur qui voilait de brume ses yeux hagards, Victoria comprit avec une lucidité cruelle que certaines marques ne se lavaient pas, certains liens ne se reforment pas, et que certains chagrins, aussi lourds qu’anciens, ne s’évaporent jamais vraiment !

Doflamingo, après avoir quitté son bureau, regagna sa chambre, s’attendant à trouver Victoria endormie, recouverte de son manteau écarlate. Cependant, le canapé restait inoccupé, le vêtement soigneusement replacé, délicat vestige d’une présence absente. Un pli de confusion marqua son front alors qu’il scrutait ses appartements, le blond de ses cheveux contrastant ironiquement avec le sombre de ses pensées.
Il parcourut du regard le riche décor, mi-concerné, mi-intrigué par la disparition de la jeune fille. Après tout, où pouvait-elle aller, considérant son état ? Sans compter qu’elle n’avait aucun moyen de quitter la pièce — cette dernière étant verrouillée par un dispositif répondant à sa seule voix.

Les lieux étaient vastes, mais il percevait le silence pesant de l’adolescente évanouie dans les ombres luxueuses. Il s’approcha de la porte de la salle de bain, l’ouïe d’un homme habitué au murmure des esprits infâmes lui susurrait qu’il la découvrirait là, dans sa quête d’une pureté perdue.

Doucement, presque religieusement, il frôla la poignée, l’ouvrant pour dévoiler le sanctuaire de marbre et nacre. La brume chaude s’insinua hors de la pièce, enrobant ses épaules dans son humidité. Ses yeux se posèrent sur la cabine de douche, voyant l’ombre vacillante d’une silhouette agenouillée au sol, enveloppée par le rideau d’eau qui pleuvait du pommeau.

Sa présence était comme un soleil noir qui se lèverait pour castoridés l’aurore naissante.

 

Victoria, dont la conscience n’était que partiellement absorbée par le labyrinthe de son propre désespoir, sentit soudain la salle de bains rétrécir, ses nerfs amplifiant le moindre son, le plus petit mouvement. Le grincement subtil de la porte qui s’ouvrait lui écorcha les tempes comme la promesse d’une nouvelle épreuve.

La terreur irrigua sa peau d’une fraîcheur venimeuse, faisant battre son cœur à rompre sa cage thoracique. Elle voulait disparaître, fusionner avec les carreaux poreux, le verre et l’eau, pour ne jamais ressentir à nouveau le regard glacial du prédateur. Sa poitrine se souleva en un soubresaut, sa respiration devenant aussi fine et aiguë que le fil d’un rasoir.

 


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