Chapitre 9 :
C’était bien la dernière personne qu’il s’imaginait rencontrer à Darconia. Qu’est-ce qui l’amenait ici ? Est-ce que comme les dieux, il était venu voir ce qu’il se passait ? Pourtant, même si Mit ne répliqua pas au commentaire du nouvel arrivant, ce ne fut pas le cas des chasseurs. Après tout, la seule pensée que leur ami eut été à jamais arracher n’était juste pas acceptable. Sans attendre, ils bondirent sur leurs pieds et pointèrent sur lui, leurs armes, prêts à en découdre.
Il était assis sur le bord de la fenêtre, avec nonchalance. Il ne les regardait pas, ne leur prêtait aucune attention comme s’ils étaient insignifiants. Vexé par son attitude, Darco décocha une flèche. Celle-ci fendit l’air, fonça farouche et affamée sur sa proie. Cependant, elle n’atteignit jamais sa cible. Sans un coup d’œil dans leur direction, Abaddon, prince légitime des enfers, leva la main et d’un doigt unique, stoppa la course du projectile. Cette dernière demeura en suspens, la pointe comme posée sur la pulpe de l’index du démon.
« C’est quoi ce bordel… ? marmonna Darco en bandant à nouveau son arc.
— Non, Darco. Arrête, ça ne sert à rien.
— Enfin, un peu d’intelligence, ricana Abaddon qui les regarda finalement alors que la flèche devenait cendres. »
Avec un calme et une prestance effarante, Abaddon descendit de son perchoir et marcha jusqu’au lit. Il émanait de sa personne une aura de puissance qui curieusement força Darco et Kadar à l’inaction. Ils n’étaient pas suicidaires après tout.
« Bordel ! » se dit Kadar, il était si grand. Bien bâti et beau gosse de surcroît. Il avait d’épais cheveux de jais jouant sur ses épaules et des yeux de couleur jaune. Il portait une chemise noire, entrouverte sur le torse et ne dissimulant rien de sa musculature.
Il s’immobilisa devant le lit et scruta les traits de l’inconscient. Alors, ce freluquet était la cause indirecte du problème actuel, et ce qui ne gâchait rien était qu’il était bien plus que ce que toutes ces têtes s’imaginaient.
Enfin, pour l’heure, il ne pouvait que patienter, attendre que d’une manière ou d’une autre, on le libère du sceau divin le réduisant à l’état de simple humain. Et ainsi, il n’avait aucune utilité, vraiment aucune…
Se passant une main lasse dans les cheveux, il se détourna et traversa la pièce. Mais contrairement à son entrée, il usa de la porte pour disparaître. Il était temps de rejoindre l’attroupement qui se tenait plus loin.
Une fois seuls, Darco exhala un long soupir de soulagement. Pendant un court instant, il avait cru sa dernière heure arrivée.
« Espèce de sombre crétin ! Combien de fois devrai-je te rabâcher d’évaluer la force de ta proie avant de décocher ta flèche ?! tonna Kadar en lui assenant une tape derrière la tête. Il aurait pu nous tuer s’il l’avait voulu.
— Je sais, marmonna Darco en se frottant la nuque.
— Il ne le pouvait pas, intervint alors Mit. S’il osait prendre une vie dans ce royaume, il déclencherait une guerre.
— Mais nous ne sommes pas des vôtres, arqua Kadar.
— Vous êtes des dragons et de ce fait habitez sur les terres de Darconia. Vous êtes donc du point de vue du roi, des nôtres. »
Sans voix, les deux chasseurs ne surent que répliquer. En tout cas, ils étaient heureux de ne pas avoir à périr aujourd’hui.

Deux heures plus tard, le prince Zuko fut conduit devant Eien. Cette dernière dévisagea le jeune homme pendant d’interminables secondes. Elle ne comprenait pas grand-chose aux émotions et aux sentiments. Néanmoins, l’idée de séparer cet adolescent de sa famille lui brisait le cœur. Elle avait la certitude que sa décision n’était pas la bonne. Elle ne suivait qu’une seule chose : l’instruction. Elle appliquait les préceptes inculqués par l’éducation qui faisait d’elle la princesse héritière des cieux. Oui, mais pouvait-elle, en tout état de cause, piétiner les sentiments de ces personnes ? Elles n’avaient rien fait de mal. Non. Leur désir ne visait pas à s’approprier une magie interdite, mais davantage à préserver une existence. Non. En agissant comme il l’avait fait, Zuko, malgré son âge, avait sauvé de nombreuses vies.
« Enchaînez-le et qu’on l’em…
— Attendez ! coupa Eien.
Furieux, Hayato fixa la silhouette de la jeune fille. Depuis quand s’affirmait-elle autant ? Déjà, son arrivée était des plus surprenantes. Son père n’aurait jamais autorisé sa venue. Par conséquent, pourquoi était-elle ici ? Et de quel droit se permettait-elle de le prendre ainsi de haut ? Elle oubliait un peu vite, à son goût, qui il était.
— Oh… En colère de voir ta dulcinée te rabattre le caquet ? railla, alors, Abaddon dont la présence n’était plus un secret pour personne.
— Je n’ai que faire de l’avis d’un démon, » rétorqua Hayato, acerbe.
L’intéressé sourit en coin tout en regardant vers la jeune fille. Il se rappelait avoir lu de nombreux rapports la mentionnant, mais il ne lui avait encore jamais vu pareille expression. Elle était différente. Que s’était-il produit pour qu’un tel changement ait lieu ? Il en était là de ses interrogations lorsque tout à coup, le palais trembla de nouveau. Les vitres intactes volèrent en éclats. Le sol se fissura par endroits tandis que les murs se divisaient.
La panique était à son comble et nul ne savait ce qu’il se passait. Ce cataclysme, était-il dû au déséquilibre dont tous parlaient ? Rien n’était moins sûr. Sans attendre, inquiet pour la survie de leurs visiteurs, Zeshin et le reste de sa fratrie évacuèrent les lieux. D’un pas rapide, ils ouvrirent la voie vers la sortie tout en s’assurant de ne laisser personne derrière.
Les mains dans les poches de son pantalon noir, Abaddon suivait la foule, les yeux rivés sur le dos de l’héritière de Célestia. Cette fille… Qu’est-ce qui avait changé ? Il ne l’avait jamais rencontré en personne, cependant, les divers rapports reçus des espions angéliques témoignaient d’une princesse, timide, totalement stupide et effacée. Elle était loin d’être tout cela. Pourquoi ?!
Tout à ses réflexions, il ne remarqua point la présence de Towa l’ayant rejoint. Depuis son apparition, elle ne le lâchait plus. Elle le connaissait assez pour deviner que cela n’augurait rien de bon. Et à la manière dont il observait Eien, elle s’inquiéta d’autant plus.
Nul n’ignorait que les démons convoitaient depuis des millénaires les pouvoirs et la magie céleste. Et ils étaient prêts à tout, elle le savait. Son père aussi avait tenté sa chance dans ce domaine.
« Tu vas arrêter de me coller ? C’est chiant !
Tirée de ses pensées par la voix courroucée d’Abaddon, Towa sourit légèrement. Elle ne s’attendait pas à ce qu’il se taise indéfiniment. Néanmoins, loin de se formaliser du ton employé, la jeune femme se dissipa en un nuage de fumée pour réapparaître sous son nez. Battant des paupières, il la contourna lorsqu’une force invisible le poussa sans ménagement contre le mur.
— T’as qu’à crever et j’arrêterai.
Sa réplique suintait tout le mépris qu’elle ressentait à son encontre.
— Towa !! grogna une voix qu’elle connaissait fort bien. J’ai assez du cataclysme à gérer sans que tu t’en mêles aussi. Laisse donc les parois du palais tranquille.
— Tu n’as pas toujours dit ça, Zang, » rétorqua-t-elle du tac au tac.
Eien suivait le mouvement de foule aux côtés d’Hayato. Devant elle, Zuko progressait à un rythme soutenu. De temps à autre, comme ses frères et sa sœur, mais également les gardes en ayant les moyens, il usait de ses capacités de dragon pour protéger les personnes en danger. Il ne méritait pas de mourir. Voilà la pensée qui l’assaillit en le regardant bloquer au moyen de lianes sorties de terre à son appel une énorme colonne.
Ça n’allait pas. Les héros, puisqu’il en était un, ne devaient pas être sanctionnés pour leurs actes, mais plutôt récompensés. Certes, il avait employé une magie interdite, que seuls les dieux avaient le droit d’utiliser. Néanmoins, le prince Zuko n’avait rien fait d’autre que sauver deux vies et non une.
Plus elle réfléchissait à cela et moins elle partageait les règles régissant les lois de Célestia. Qui en avait décidé ainsi, d’ailleurs ? Ses ancêtres ? Tout à ses pensées, elle abaissa sa vigilance si bien que lorsqu’une pierre colossale se détacha du plafond, elle demeura comme figée, incapable du moindre mouvement. L’effroi saisit tout le monde autour d’elle et ils l’imaginaient déjà écrasée. Et sans doute aurait-ce été son destin si tout à coup, un golem de la nature n’avait pas jailli devant elle pour stopper la descente rapide de la roche.
Abasourdie, Eien battit des paupières avant de porter son regard vers Zuko. La main sur le sol, le souffle court, ce jeune garçon venait d’appeler une entité. Il avait agi sans réfléchir, mu par le seul désir de la sauver. Avait-il bien fait ? Oui, il le pensait. Même si cela signifiait qu’elle l’arracherait aux terres verdoyantes de Darconia pour le traîner dans un royaume froid et dépourvu d’émotions. Il ne regretterait pas, se jura-t-il en conseillant à la princesse de suivre les autres. Elle hocha la tête et le dépassa sans omettre les remerciements de rigueur.
« Aaargh… »
Interloquée, Eien se figea et se retourna d’un bloc. Ce fut avec effroi qu’elle vit Hayato retirer son épée du corps du prince Zuko. Blême, elle suivit des yeux la chute funeste du jeune dragon. Ses genoux heurtèrent violemment le sol, sans pour autant s’écrouler totalement.
Médusé, hagard, Zuko toussa. Il remarqua non sans surprise qu’il crachait du sang. Il posa une main tremblante sur son abdomen avant de la regarder. Il venait réellement de l’attaquer. Il s’attendait, certes, à périr de la main des Célestiens, mais pas ainsi, pas comme ça… Pas devant les siens.
À cette pensée, la vision trouble, il promena ses prunelles sur la scène autour de lui, cherchant sa jumelle, ses frères… Son père… Seigneur… Pourquoi ne voyait-il plus rien ? Pourquoi tout était-il noir tout à coup ? Pourquoi avait-il si froid ?
« Zuuukkkkooo !!! »
Un hurlement ! Un cri qui lui broya le cœur. Zaza… Petit rayon de soleil… Elle était proche et triste assurément. Il refusait qu’elle pleure par sa faute… Tiens ? On le frôlait. Zaza… Doucement, il leva sa main, du moins s’y efforça, tant son corps était lourd. Et puis le faisait-il réellement ou l’imaginait-il seulement ? Il chercha sa sœur, il voulait la toucher, la rassurer. Oui, tout irait bien.
Zuko, aux portes de la mort, n’avait plus conscience de ce qui l’entourait et vivait ces derniers instants dans un monde factice. La réalité était bien différente, car après le crime impardonnable qu’il venait de commettre, Zang se jeta sur lui et l’empoigna si violemment qu’il le souleva de terre. Sa rage était incommensurable. À ses pieds gisaient son petit frère et sa sœur qui versait toutes les larmes de son être, agrippée à son jumeau. Malgré l’urgence de la situation, plus aucune personne ne bougeait ou ne parlait. C’était irrationnel !
Immobile, face aux corps de Zuko et de Zaza le pleurant, Eien leva les yeux vers le ciel. Au travers du toit invisible à présent, elle aperçut les nuages noirs, chargés d’éclairs menaçants. Que se passait-il ? Pourquoi les éléments se déchaînaient-ils autant ? Il était impossible que le déséquilibre des énergies en soit à l’origine.
« Prince, Zang, je vous somme de lâcher mon fiancé.
— Non. Avec tout le respect que je dois à votre personne, altesse, cet homme mérite de crever. Je vais lui arracher le cœur. Il a tué Zuko de sang-froid.
— Je le conçois. Mais je vous le demande à nouveau. Non pas que je souhaite votre pardon ; mais ce n’est point le moment de se quereller entre nous. Votre frère m’a protégée alors même qu’il savait ce qui l’attendait. Justice lui sera rendue.
— Lâche-le… Zang…, pleurnicha Zaza. Zuko n’aurait pas voulu ça. Pas dans un moment pareil en tout cas.
Elle avait raison et pourtant, il lui en coûta de mettre sa haine de côté. Le jetant comme un malpropre sur le sol, il pivota vers la déesse, la considéra quelques instants avant de prendre sa sœur par la main.
— Non, attends… Zang… On ne peut pas le laisser ici.
— Il nous ralentira. »
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