Chapitre 5 : Un poulpe emmerdant

Telle une déferlante puissante et incontrôlable, Owen s’engouffra dans la salle d’opération. L’urgence de la situation le força à agir plutôt que constater. Les paroles de son capitaine tournaient en boucle dans sa tête : si cette nana mourrait, lui aussi. Autant dire que cela vous motivait un homme à atteindre son objectif.

 

Avec une brusquerie, peu coutumière de sa personne, il abandonna son fardeau sur la table de métal. Il évalua les dégâts d’un rapide coup d’œil. Son teint cadavérique soulignait au besoin un diagnostic peu encourageant. Déterminé à accomplir la mission confiée par son supérieur, Owen saisit le poignet de la jeune femme et chercha son pouls. Faible. La faucheuse l’attirait dans son filet pour mieux l’entraîner vers le néant. Mais hors de question de permettre qu’une telle chose se produise ! s’insurgea le blond.

 

Bon, il avait un boulot à exécuter : sauver cette femme ! Il souleva le vêtement imbibé de rouge et grimaça. De toute évidence, le travail exceptionnel du chirurgien de la mort ne subsistait plus que dans les mémoires. Les points avaient sauté et les chairs à vif se décollaient pour mieux laisser entrevoir les entrailles.

 

C’était dommage, songea l’assistant du ténébreux. Il n’accomplirait jamais une tâche aussi remarquable que lui. Mais au moins, cela suffirait peut-être à sauver son existence. En tout cas, il l’espérait.

 

Sans perdre une seconde de plus, il se mit en quête du fil et d’une aiguille triangulaire lorsque tout à coup de nouvelles secousses ébranlèrent le Polar Tang. Sidéré, Owen pivota vers le corps inerte et blêmit. Vif, il se rua vers la jeune femme et la plaqua sur la table. Hors de question de laisser cette enveloppe de chair jouer les projectiles une fois de plus. Cela la tuerait ! Mais comment faire s’il ne pouvait pas s’éloigner plus de deux pas sans risquer de la voir s’envoler vers le plafond ? Merde ! Il réfléchissait à vive allure, conscient que chaque seconde qu’il perdait à spéculer afin de trouver une solution pouvait causer la mort de la patiente de son supérieur.

 

Allongé sur le corps tiède, sentant un liquide chaud mouiller sa blouse, il tiqua. Pourquoi cela devait-il se passer ainsi ? Et puis, pourquoi le capitaine laissait-il les éléments secouer le Polar-Tang ? Il s’imaginait peut-être qu’il était capable de procéder à une intervention chirurgicale dans ce genre de condition. Mais il n’était pas Dieu, bordel !

 

Ce ne fut qu’à cet instant, alors qu’il luttait contre la violence de la force jouant avec le sous-marin qu’il réalisa, pour la première fois, la situation de la salle d’opération. Contrairement à l’infirmerie, cette pièce demeurait impeccable à quelques détails près.

 

Les meubles fixés au sol ou aux murs, parfois les deux, étaient intacts. Owen constata qu’uniquement des outils chirurgicaux ainsi que des gazes jonchaient le métal noir sous ses pieds. Mais l’heure n’était pas à faire l’état des lieux, même mentalement, mais plutôt à sauver cette femme.

 

Attends. Quoi ? Les bandes ?! Mais oui ! Sans perdre une seconde de plus, il profita d’une accalmie pour attraper les pansements. Quatre petits rouleaux blancs au moyen desquels il ligota la blessée à la table. Au moins, elle ne risquerait pas d’aller heurter les parois.

 

Mais, elle n’était pas hors de danger pour autant. Bien sûr que non. Il devait encore refermer cette vilaine plaie. Les secousses reprirent de plus belle et il lui fallut lutter, s’agripper à toutes les surfaces possibles et solidement fixées au sol ou au mur pour récupérer le nécessaire.

 

Son éthique professionnelle lui commandait de stériliser le matériel ramassé. Malheureusement, le temps lui manquait et il devrait se contenter de désinfecter les tissus. Le reste… eh bien, Law s’en occuperait le cas échéant.

 

L’heure était grave. Il le comprenait à la respiration de sa patiente. Sans tergiverser plus longtemps, il assainit le bras et planta plutôt qu’il ne glissa l’aiguille de la perfusion dans la chair de la jeune femme. Il considéra la poche et pesta contre sa mauvaise fortune. En général, on la suspendait afin de permettre une meilleure circulation dans le tuyau. Mais, ce n’était pas possible en l’état actuel des choses.

 

"Allez, ma jolie ! Tiens, bon.

 

Oui, c’était tout ce qu’il demandait. À présent… la suite. Il n’avait jamais refermé un patient dans de telles conditions. Pourtant, il devait le faire. L’aiguille entre les doigts, il versa une généreuse dose de désinfectant sur les chairs abîmées. Aucune réaction. Mais, ce n’était point très surprenant. Après tout, elle était tellement faible qu’elle ne ressentait rien. Il approcha avec lenteur la tige métallique de la lésion pour se figer. Sa main tremblait. Elle tremblait tant et si bien qu’il craignît de la blesser cruellement.

 

— Tu peux le faire, énonça-t-il à haute voix comme pour se donner du courage.

 

Et cela fonctionna puisqu’il abaissa les paupières, inspira et expira avant de reprendre son travail. Toutefois, à peine la pointe acérée effleura-t-elle les tissus adipeux qu’une nouvelle secousse agita le sous-marin.

 

Exaspéré, pâle et à bout de nerfs, Owen agrippa la commande de communication et grogna :

 

— Bordel ! Cessez donc de jouer aux autos tamponneuses avec le Polar Tang ! Certains essaient de recoudre une plaie ici.

 

— Démerde-toi comme tu veux, mais ne me dérange pas pour ce que je sais déjà.

 

Puis, la transmission s’interrompit. Sérieusement ? La voix du capitaine avait retenti dans la pièce, mais pour maugréer son agacement.

 

— Me démerder ? Comme c’est gentil…

 

Une nouvelle secousse, et Owen abandonna l’idée de l’aiguille. C’était un acte bien trop dangereux dans de telles circonstances.

 

— Navré, ma jolie. Mais tu garderas une bien vilaine cicatrice.

 

Owen regarda une énième fois le visage de sa patiente puis il usa de l’agrafeuse pour refermer la plaie. Ce fut rapide. Une fois chose faite, il vérifia son pouls. Toujours très faible, nota-t-il avant de se laisser glisser sur le sol.

De son côté, Trafalgar fulminait. Les combats sous-marins, les Hearts les maîtrisaient. Cependant, cet adversaire ne ressemblait en rien aux opposants ordinaires.

 

Tout le monde autour de lui retenait son souffle, suivait la trajectoire des tentacules tandis que le Polar Tang hurlait de douleur. La plainte de la coque soulignait si nécessaire la gravité de l’état des choses. S’ils ne se dégageaient pas rapidement de cette accolade exceptionnelle, le submersible serait détruit. Autant dire que personne à bord n’aspirait à se transformer en nourriture pour poissons.

 

Law grinçait des dents. La dangerosité de la situation ne lui octroyait aucune marge de manœuvre. S’il échouait à la première tentative, il condamnerait tout le monde, lui compris. Il pouvait aussi opter pour l’inaction, mais le résultat serait identique.

 

"Éclairez-moi ce poulpe !

 

Aussitôt, les projecteurs se fixèrent sur le mollusque qui n’apprécia guère le traitement. L’animal secoua une fois de plus le navire en signe de désapprobation. Cramponnés à tout ce qui était humainement possible, les Hearts évitèrent d’embrasser les parois de leur embarcation.

 

Ce ne fut que lorsque le calme revint que le chirurgien de la mort ordonna le lancement de la première torpille. Le projectile fila droit vers le calmar qui l’esquiva avec une effarante agilité. Prisonnier de ses tentacules, le Polar Tang suivit le mouvement. À l’intérieur, malmenés par toutes ces secousses, les pirates s’agrippaient tant bien que mal. Il fallait éviter les accidents.

 

— On l’a loupé, capitaine !" commenta Jean Bart.

 

En guise de réponse, un sourire sardonique retroussa les lèvres masculines. Décontenancés par cette satisfaction inattendue, les Hearts présents dévisagèrent leur supérieur qui ne tarda point à les éclairer. Sa cible : ce calmar géant. Or, ces prévisions ne s’arrêtaient pas à cette attaque. Non, le chirurgien de la mort avait, tout simplement, envisagé cette possibilité.

 

Intrigués par l’expression de leur meneur, les Hearts portèrent leurs regards incrédules vers la torpille qui s’écrasaient sur la roche derrière leur agresseur. La déflagration causa des remous intenses dans les profondeurs tandis que des débris se détachaient. Paniqué, le poulpe comprit que cette situation la mettait en danger. Sans lâcher son hochet métallique, elle se propulsa. Mais, trop tard. Emportée par les gravats, elle sombra avec sa proie dans le néant abyssal.

Assis sur le sol, au pied du lit, Owen semblait plus léger. Sa patiente vivrait ! Par ailleurs, le capitaine ne tarderait certainement plus à se montrer. En effet, les secousses n’agitaient plus le submersible. En main de maître et comme toujours, le chirurgien avait résolu le problème.
 
"On a bien travaillé tous les deux, marmonna Owen en abaissant les paupières avec soulagement.

 

Or, à peine, ces quelques mots glissèrent hors de sa bouche que l’électrocardiogramme s’affola. Le bip alarmant titilla ses oreilles. Sans attendre, le cœur battant, l’assistant du capitaine se redressa d’un bond. D’un simple coup d’œil, il lut les lignes se dessinant sur l’écran.

 

« Non, non et non ! Hors de question ! » hurlait en son for intérieur le médecin. Mais, en dépit de ses efforts, le cœur de la jeune femme ralentit pour se stopper. Sidéré, Owen demeura pétrifié. Comment était-ce possible ? Elle allait bien pourtant malgré son état déplorable. Le capitaine allait le tuer, c’était certain !

 

Cette pensée agit tel un coup de fouet sur sa personne. Déterminé à vivre encore plusieurs années, il arracha les électrodes et entama un massage cardiaque. Hélas, le corps inerte ne fournit aucune réaction. Mais pourquoi ? Pourquoi ne repartait-il pas ?! Il s’était, malgré tout, très bien débrouillé jusqu’à présent.

 

Agacé, ne comprenant pas, Owen opta pour le défibrillateur. Il fouilla la pièce du regard et le repéra rapidement dans un coin. Renversé sur le sol, il le redressa et vérifia son état de fonctionnement. En quelques instants, il plaça l’appareil. Il envoya une première décharge, puis une seconde et augmenta la puissance. Il sentit le courant passer dans le dispositif, vit le corps de la jeune femme s’arc-bouter avant de retomber, sans vie. Puis, plus rien. Le défibrillateur s’éteignit. En panne ?

 

— Ah non ! Ne me fais pas ça maintenant ! Pourquoi tout me lâche ?

 

Tout en pestant contre sa mauvaise fortune, Owen vérifia les branchements et tenta d’activer une fois de plus l’appareil. Mais rien. Dépité, accablé face à la perte qu’il subissait, il devinait les remontrances de son supérieur. Il faisait, décidément, un bien piètre assistant.

 

Il se lamentait, les yeux rivés sur le cadavre devant lui, lorsque tout à coup une onde de choc, violente et incompréhensible, frappa le Polar Tang. Owen fut propulsé contre les parois derrière lui. Mais, il ne fut pas le seul.

 

Effectivement, l’énergie invisible s’abattit sur le sous-marin et se propagea sur son environnement. Touché, le poulpe libéra sa proie qui se réjouissait, lorsque comme un fait exprès vit toutes ses sources d’anergie tomber à zéro.

 

Et autant dire que dans ces conditions le navire n’était plus qu’une pierre sombrant dans les méandres de l’océan.

 

— C’est quoi le problème cette fois ? s’enquit Law, anxieux.

 

Jean Bart appuya sur plusieurs boutons, actionna un levier, en vain. Sa conclusion glaça d’effroi toutes les personnes présentes.

 

— Nos réserves d’énergie sont vides, capitaine. Nous coulons à pic. Il faut rapidement trouver une solution où le Polar Tang sera notre tombeau."


Ajouter un commentaire

Commentaires

Il n'y a pas encore de commentaire.